Fiche de lecture qui se réfère au texte « « Anal » et « Sexuel » » (1915) dans le livre « L’AMOUR DU NARCISSISME » aux éditions Gallimard regroupant des textes publiés de 1931 à 1933 écrits par Lou Andréas-Salomé dans Imago et l’Almanach der Psychoanalyse.
Dans ce chapitre Lou Andréas Salomé revendique sa pensée féminine sur le sujet de la sexualité comme un acte de sublimation de par la procréation artistique au-delà de l’individuel. Elle confronte la pensée étriquée de 1915 à elle-même et fait le lien entre sexualité corporelle et psychique.
Alors que le nourrisson est lié à son environnement comme un tout, le premier « pouah » s’impose comme le sale : « ce qui vient du sphincter est « pouah ! »(P92) Lou Andréas-Salomé fait une analyse des fèces et de l'anal : « l’objet est devenu, dans son ensemble, une fois pour toutes le représentant de ce qui doit être rejeté absolument, du rebut, de ce qui doit être séparé de la vie, par opposition à la vie, seule créatrice de valeur, c’est-à-dire de nous-même. » (P100). Dès lors, l’enfant est forcé par une abstention pulsionnelle au profit de la propreté qui devient « l’initiatrice de notre éveil à nous-même » (P92). Le discours est également séparateur entre soi et l’environnement et révéle l’anal, ses contraintes et ses plaisirs. C’est « en maîtrisant sa pulsion anale, (qu’) il doit accomplir sur lui-même en quelque sorte le premier « refoulement » authentique. » (P 93). Ce mécanisme est à la fois défensif et une contrainte. Une forme d'ambivalence qui s'interpose dans les désirs de propreté des figures éducatives. Rappelons à ce sujet ce que Freud écrit 10 ans plus tôt dans « Caractère et érotisme anal » : « Il est de pratique courante, dans l’éducation des enfants, d’appliquer des stimuli cutanés douloureux sur le postérieur qui est relié à la zone érogène anale, et ce dans le but de briser l’entêtement de l’enfant et de le rendre docile. Pour exprimer le défi et le sarcasme de défi nous utilisons encore maintenant comme autrefois une invective qui a pour contenu le fait de caresser la zone anale, donc qui désigne proprement une tendresse frappée par le refoulement ». Selon Lou Andreas-Salomé le process est le suivant : «C’est seulement quand il a été renvoyé à lui-même, dans ce tout premier exercice du moi à maîtriser l’excitation pulsionnelle, que ce qui a été vécu – la rétention comme la remise — s’approche un tant soit peu du conscient, du personnel » (P93). Devons-nous comprendre que l’effet de perlaboration va créer la conscientisation du lien symbolique entre interdit, rétention et plaisir ? Lou Andréas-Salomé souligne que la joie de corporéité de l’enfant sera obtenue par la rétention et l’oppression. Également page 94 Lou Andréas Salomé cite les trois attributs du caractère anal comme étant l’entêtement, l’avarice et la méticulosité, rappelons que les termes de Freud sont les suivants : ordonné, économe et entêté.
l’idée de bénéfice secondaire, une forme de phantasme de puissance ressenti par l'enfant, est sous entendu lorsque Lou Andréas-Salomé dit : «… en devenant, dans l’érotisme anal, lui-même géniteur, « puissance parentale » — quand il (l’enfant) voit des parties de lui-même changées en monde extérieur, sans en être diminué, si bien que le monde séparé de lui s’offre à lui de nouveau, dans une union encore plus intense qu’elle n’est concevable sur la voie opposée : l’objet venant ici à la rencontre du sujet. » (P96).Soulignons le caractère de l’enfant acceptant la censure du plaisir même de sa corporéité par la censure de son propre plaisir anal « dévalorisant en bloc tout ce territoire tant pour le sentiment que pour le jugement. » l’enfant répond à la formation de l’idéal du moi c’est-à-dire aux « tracés par la main des autorités éducatives, mais tout aussi souvent par la ligne de l’individualité naissante. » (P98). Remarquons qu’elle prête une stratégie aux bénéfices narcissiques à l’enfant « Si l’amour de soi du jeune être reste malgré tout capable dans son enthousiasme de se fixer dans les nuages, il ne peut se le permettre qu’en effectuant d’un autre côté sur soi-même des éliminations, en opposant des résistances, en démolissant, en rassemblant ses forces pour parvenir à travers ses propres renoncements à de nouvelles extensions. ».
Lou Andreas-Salomé nous indique trois choses à propos de l’anal et des fèces, d’une part une réalité qui réfère au plaisir, puis un symbole dont la connotation est le rejet, enfin le "clivage" (in texto) qui doit s’effectuer entre ces deux éléments sans lequel il serait à craindre un effet de retournement en son contraire concernant le plaisir. Il existe, de son point de vue, un conflit c’est-à-dire que « le beau de la vie devient son côté suspect parce que beau ; l’éternellement mort laisse sur l’éternellement vivant des tâches indélébiles de décomposition. » (P102) Le système des mécanismes de défense inconscient du moi permettra l’équilibrage de ces pulsions sans que l’un ne prenne le pas sur l’autre mais « A un niveau pathologique cela se rencontre en tant que symptôme névrotique, mais déjà sous des formes que nous attribuons au normal, sous forme de sentiment de culpabilité. » (P102). C’est ainsi, dit Lou Andreas-Salomé, que la toute-puissance se voit atténuée par le sentiment de culpabilité lié à la structure névrotique. Pourtant persiste le dualisme du moi et de la conscience dans le rapport au monde en étant à la fois « isolée sur elle-même et en rapport avec le tout » (P103) et elle nous donne le process de la culpabilité « On croit que le sentiment de culpabilité vient de ce que nous nous sommes avoués à nous-mêmes et il est particulièrement éclairant de découvrir qu’il prend racine dans l’inavoué — que d’abord l’un des aspects du conflit doit être chassé de la conscience pour être livré à ce qui a été absolument nié, dévalorisé, ce dont l’anal nous a fourni le symbole classique (le rejet) et ce en quoi, pour cette raison, nous n’osons pas nous reconnaître. » Pour Lou Andreas-Salomé le conflit pulsionnel pourrait marquer la conscience du plaisir et de la perte mais l’inhibition de la pulsion vaincue risque « d’exploser au mauvais endroit ». Par contre si la culpabilité devient obsessionnelle sans distinction entre plaisir et perte le dégoût du péché, elle intervient comme un retournement contre soi sous le regard de la puissance divine auquel s’en remet le sujet.
Lou Andreas-Salomé fait le lien entre narcissime primaire, secondaire dans la sexualité génitale. Elle énonce la version anale introduite dans le génital en mettant en avant l’activité sexuelle du sujet dans ses désirs réalisés ou fantasmés. En reprenant la pensée de Freud sur le monde animal qui a dit que « les animaux à ovulation spontanée la plupart du temps ont une activité érotique anale et sadique » elle pose un cadre en disant que « les lois et les limites physiologiques de la vie pulsionnelle se traduisaient immédiatement dans les liens humains. » (P107) et que la sexualité génitale se sépare de la sexualité anale presque naturellement, dans le cas contraire il s’agirait de pathologique. De ce fait elle dénonce la question sur la sexualité essentiellement anale comme une régression. Lou Andreas-Salomé interpelle sur la jouissance anale comme un des signifiants de l’auto-érotisme, au contraire de la sexualité génitale, la pudeur confiée au regard complice du partenaire, narcissisme primaire où l’objet est soi. C’est dans la sexualité génitale, dit-elle, que peut s’abandonner l’anal dans ses moments d’extase. Puisque le narcissisme primaire se poursuit tout au long du secondaire elle défend l'idée de ne pas écarter la sexualité orale de l'anal.
Lou Andreas-Salomé exprime l’abandon total, narcissiquement primaire, où les deux corps ne font qu’un sans pouvoir s’identifier l’un à l’autre mais dans l’oubli des corps séparés le honteux disparaît, et l’objet devient soi pourrais-je dire comme dans la façon autoérotique d’aborder la sexualité. C’est après cela que réapparaissent les identités qui abordent ce qu’elle nomme "le platonique" et où chacun reprend son identité. Pourtant elle conteste la pensée installée et revendique que dans l’acte d’amour s’expriment les pulsions partielles infantiles et que l’égocentrisme dans l’acte sexuelle révèle en lui l’anal sans pour autant se séparer de son partenaire. Sans réellement le nommer nous entendons bien que Lou Andreas-Salomé révèle une navigation de l’objet au sujet et du sujet à l’objet, principe même de l’analité, un condensé dual entre primaire et secondaire. Elle dénonce le parti pris de la fausse pudeur sociétal qui refuse la jouissance primitive de l’autoérotisme à deux.
Constatons que Lou Andreas-Salomé parle (P 113 & P114) de sublimation des pulsions partielles d’un partenaire sur le corps de l’autre ce qui n’empêche pas la revendication de cette époque qui parle de centralisation de ces pulsions sur la zone génitale à laquelle elle rajoute « mais que celle-ci empiète sur elle-même pour accaparer l’intérêt du moi. » Voilà une idée tout à fait intéressante qui serait celle que sans sublimation dans l’acte d’amour la simple excitation se vouant à une décharge à l’endroit du génital serait tout à fait comparable à l'esprit de l’anal : « en se limitant à une excitation très précise, […] elle ne fait au fond que répéter une analogie du processus anal. » (P114) Dans ce cas l’autre serait objet soi, décharge des pulsions partielles. Voilà ce que dénonce Lou Andreas-Salomé en faisant remarquer, selon elle, que les profils qui repoussent la sexualité par la sublimation intellectuelle par exemple sont souvent dans ce cas, car dit-elle « Nul chemin ne conduit de sublimation en sublimation » (P 116). Elle va plus loin et décrit l’œuvre du créateur en tant que sublimation qui enferme en elle son archaïsme, son primitif « une méthode pour rendre à leur unité première le monde et le sujet, pour s’unir à ce monde ? ». Selon Lou Andreas-Salomé il existe dans l’acte sexuel une sublimation à but sexuel et une autre qui serait dévié de celui-ci. Cette dernière restant la définition psychanalytique donnée entre autres par Laplanche & Pontalis dans le dictionnaire à ce sujet. Que nous dit-elle si ce n’est qu’à travers l’acte sexuel il existe la dimension pulsionnelle orale, anal et génital et que dans tout acte sexuel devrait exister la sublimation. Dans ce cas l’objet reste inchangé seul son but se transforme et marque le passage de stade en stade.
L’œuvre artistique est-elle issue nécessairement d’une sublimation de l’auteur, c’est-à-dire d’un passage presque obligatoire par les abîmes du retrait sur soi de la pulsion morbide pour ensuite faire l’effort créatif de la muter en une œuvre qui peut être reconnue par le regard de l’autre ? Il y a ce qui est ressenti en termes de morbidité, il y a réflexion, conscientisation ou production inconsciente de ce qui est ressenti. La sublimation serait-elle une ponctuation dans l’émergence de l’inconscient ? Puisque l’autre existe alors le rapport narcissique existe mais est ce que la sublimation attend le retour narcissique et dans ce cas l’autre est objet du désir que la mutation soit reconnue ? Dans ce cas au-delà du sentiment de la crainte morbide de non-existence, exister reste possiblement narcissque. Lou Andréas Salomé souligne la nécessité de la souffrance du créateur pour que celui-ci élabore sa pro-création, s'agit-il d'un masochisme moral ? En réponse elle relève dans la sublimation l’unification du Moi au monde, comme de l’individuel à l’universel, chargé de libido la plus riche qui en dehors des normes sociales doit se décharger au-delà de soi, de l’individuel vers l’universel. Ici la pulsion sexuelle est sublimée au-delà de soi, au-delà de la crainte de ne plus être. Dans la créativité, elle dessine quelque chose de la fusion entre le sujet et l’objet comme un retour à la source de la vie lorsqu’ils ne faisaient qu’un.
Dans la troisième partie de ce chapitre Lou Andreas Salomé revendique la découverte de Freud concernant « un seul et même processus sexuel permettant d’isoler les tendances de la libido du développement du Moi, leur intrication et leurs croisements ». Elle se rallie à sa pensée en remettant en cause celle de Jung, sans omettre de reconnaitre pour autant ses découvertes, qui séparerait « pulsions appartenant au passé et le futur à la logique du raisonnement et à sa pratique ». Au contraire Freud annonce l’intrication des pulsions sexuelles au développement du moi.
Pour Andreas Lou Salomé, la pensée de Jung est antisexuelle, elle est moralisante et spirituellement banalisante, elle fait de l’analité le mauvais objet qu’il faut mettre de côté. Au contraire de Jung, le travail de Freud sur la régression individuelle permet de dépasser les résistances, ce qui est salutaire pour « parvenir à la plénitude de l’expérience consciente ». Du côté de chez A. Adler Lou Andréas Salomé rappelle la relation du moi au monde dans la sublimation et critique A. Adler dans son intérêt trop poussé à l’individu individuel « comme créature de conscience, et pas assez comme la créature de rapports subconscients ». La notion collective de « monde » et d’intersubjectivité auxquels elle associe le processus de sublimation du créateur. Lou Andréas Salomé nous dit que Chez Adler la sexualité est suspecte d’atavisme, chez Jung, « la vie pulsionnelle de ce dernier (du malade), elle aussi, n’est qu’apparence, illusion, fiction, « arrangement » ».
Lou Andréas Salomé poursuit sur le narcissisme comme « complément de l’égoïsme » dans la relation d’objet tout en soulignant le processus de bénéfices secondaires et rapporte ainsi la distinction entre libido sexuelle par l’investissement d’objet et libido du moi comme investissement narcissique, nous sommes en 1915. N’oublions pas qu’à cette époque Freud considère d’un côté les pulsions sexuelles et d’un autre les pulsions d’autoconservation réservées au Moi. Elle prolonge son discours pour l’orienter vers l’idée de la fusion entre objet et libido pour rejoindre son idée première de fusion moi-monde tant dans la relation objectale et auto-érotique nourrisson-mère que dans le processus de sublimation. Lou Andréas Salomé termine ce chapitre en évoquant l’actif et le passif de la pulsion sexuelle, leur nécessité d’existence, leur intrication et sous-entend ouvrir cet angle de vue au-delà du caractère masculin et féminin. Elle invoque que la pulsion sexuelle tant chez l’un que chez l’autre est à la recherche d’un objet : « Ne pourrait-on pas considérer la surestimation sexuelle de l’homme soulignée par Freud et qui en fait selon lui un « type par étayage » (Pour introduire le narcissisme) comme un tel produit de complément par le fait que précisément dans l’agression de la libido masculine, dans la sollicitation orientée vers l’extérieur, l’amour de soi s’appauvrit et doit remplir de nouveau son narcissisme par l’amour partagé ? Car de cette passivité sexuelle résulte en même temps la soumission, totalement étrangère au moi, comme dispensatrice de bonheur. » (P129)
Alain Giraud (Ce texte n’engage que la réflexion de l’auteur du site)