Il s’agit de s’intéresser à l’expression « faire son deuil », souvent utilisée dans nos conversations. Il s’agit de resituer, la signification, la particularité de la difficulté du processus du deuil qui est différente pour chacun tant dans sa représentation que par le temps qu’elle exige jusqu’à son dépassement c'est-à-dire l’acceptation.
Partons du Larousse. : Perte par le décès, d'un parent, d'un ami, qui provoquera de la douleur, de l’affliction de celui qui l'éprouve. Aussi, signes extérieurs liés à la mort d'un proche et consacrés par l'usage à porter le deuil. Le deuil est également le nom donné au cortège funèbre. C’est aussi le processus psychique mis en œuvre par le sujet à la perte d'un objet d'amour externe. Dans ces définitions, il y a un objet qui vient de l’externe qui rencontre l’interne de l’individu et qui va provoquer une émotion qui nécessite un rituel, une manifestation ou une action qui accompagne ce qui est vécu intérieurement. « Qu’est ce qui fait qu’un deuil n’est pas élaboré ? C’est le manque de temps, et l’absence du rituel. Et qu’est ce qu’un rituel ? Un rituel c’est le temps nécessaire pour reprendre la représentation de l’objet perdu, la surinvestir et enfin peu à peu s’en séparer. » (J-D Nasio, l’Hystérie ou l’enfant magnifique de la psychanalyse, Ed Petite Bibliothèque Payot, p.157). Dans le cas contraire le deuil ne se fait pas, comme le rappelle J-D Nasio « C’est le cas de Hamlet quand son père est enterré à la va-vite, sans cérémonie ni funérailles, sans que rien n’assure ce temps psychique indispensable pour accepter que l’autre n’est plus." ( J-D Nasio, l’Hystérie ou l’enfant magnifique de la psychanalyse, Ed Petite Bibliothèque Payot, p.158)
Ce qui intéresse ici est le processus émotionnel qui réactualise la difficulté de dépasser l’émotion de la perte, de la séparation. Il faut noter que le deuil qui est utilisé en général pour présenter la mort physique est aussi employé pour signifier la douleur de la séparation lorsqu’un lien affectif de forte intensité a été établit entre le sujet et une personne . A ce sujet J.D Nasio dit « Pour qu’il y ait deuil d’un être disparu, il faut qu’avec cet être il y ait eu un double rapport, d’amour et de fantasme » (J-D Nasio, l’Hystérie ou l’enfant magnifique de la psychanalyse, Ed Petite Bibliothèque Payot, p.157. ), effectivement ce lien affectif à la personne ne pourra exister que si il est rempli de représentations affectives par le sujet. L’objet-sujet deviendra alors la représentation des représentations du sujet ou autrement dit le signifiant des signifiés du sujet que seul ce dernier pourra identifier.
Il y a donc dans la perte un effet de réactualisation de ce qui est inscrit à l’intérieur du sujet et qui ravive la douleur de la représentation de ce qui est perdu. C'est-à-dire que ce qui est perdu est le souvenir de ce qui a été, les représentations que nous en avons faites, cette part de rêve et de fantasmes qui construit chacun d’entre nous et le rend unique. En d’autres termes, le deuil de l’effet de la séparation ou de la perte est la douleur de la perte d’une partie de soi. Autrement dit, le deuil devient un passage douloureux de vivre autrement que rattaché à ce qui représentait une partie indissociable de soi et de l’idée que nous nous en faisions. C'est-à-dire que le deuil serait ce passage obligé de découvrir son entier détaché de ce que nous pensions être entièrement. Rappelons, que durant son évolution l’enfant de 0 à 18 mois va vivre deux grands premiers deuils qui sont d’une part à la naissance en se séparant de l’environnement douillé et protégé intra-utérin de la mère, et d’autre part le sevrage psychique et physique de l’enfant lorsqu’à 6 mois environ il doit accepter l’absence de la maman qui a été jusqu’alors tout le temps rattaché au nouveau né. Ces instants auront été si violents qu’ils sont signifiés comme traumatismes et il faudra à chaque fois de longs mois pour accepter la réalité qui se propose.
Deux séparations de 0 à 18 mois qui ont donné lieu à ce que nous remarquons chez les enfants : pleurs, cris, silence, sourire, interrogation, regard, gesticulations intempestives, irritation, etc. Tant de fait à gérer pour le petit être de quelques mois dont les ressentis exacerbés sont l’un des principaux moyens de communication avant ses capacités de symbolisation et qui forgeront ses premières représentations. Ces ressentis s’inscrivent, l’absence de ce qui a été est vécu comme un manque que l’enfant nouveau-né va appréhender instinctivement en recherchant le plus de plaisir et le moindre de déplaisir résistant au principe de réalité qui se pose. Néanmoins « Dans une des leçons de son séminaire consacré au thème de l’angoisse, Lacan dit : Nous sommes en deuil de celui pour qui nous avons été –sans le savoir- à la place de son manque » ( J-D Nasio, l’Hystérie ou l’enfant magnifique de la psychanalyse, Ed Petite Bibliothèque Payot, p.156), oui car si l’enfant se ressent comme une seule partie dans le binôme mére enfant c’est que la mère elle-même comble son manque par l’enfant, tout cela est inconscient bien entendu. L’enfant nouveau-né va apprendre à se protéger tres tôt par ses mécanismes de défenses avant d’accepter le principe de réalité. Il lui faudra du temps tout comme à l’adulte pour accepter sa séparation, pour faire le deuil. Par conséquent tout être que nous sommes, nous avons vécu deux grandes séparations dans notre enfance archaïque : l’une à notre naissance, l’autre au sevrage ! De plus il serait avéré que la difficulté que nous éprouvons à nous séparer d’un être cher serait la réminiscence du manque narcissique de l’objet sein (la mère) dont nous avons eu tant de mal à accepter une partie de la séparation. L’autre partie rappellerait à ce que nous ne sommes pas encore pleinement détachés de la figure maternelle de notre enfance. Petite digression : De ce fait je pourrais poser l’hypothèse que toute difficulté à la perte ou la séparation est la difficulté à se séparer de ce à quoi nous sommes encore rattachés c'est-à-dire la partie nourricière de nous même, la partie toute-puissante, omniprésente de soi, c'est-à-dire le phallus imaginaire.
Il est souvent dit que le temps du deuil est important à accepter. Mais pourquoi est-il si important et est-il le même pour tout le monde ? Tout d’abord, combien de temps dure un deuil ? 8 mois, un an, 5 ans, toute la vie… Je dirai que le temps du deuil pourrait être comparé après qu’il ce soit passé et constater qu’il a été proportionnel à la profondeur de la blessure narcissique que le sujet supportait. Dit autrement, le temps de panser la blessure dépend du temps et de la façon dont on pense à elle et à soi. Par conséquent il y a cette notion de penser à la perte ou la séparation qui induit d’accepter que quelque chose a disparu. « Maintenant qu’il n’est plus là, je retrouve ses traces et son amour sans pour autant retrouver ma propre image » (J-D Nasio, l’Hystérie ou l’enfant magnifique de la psychanalyse, Ed Petite Bibliothèque Payot, p.155)
Je me souviens de Monsieur F. qui me racontait que lorsque les gendarmes lui ont téléphonés pour lui apprendre la mort de son frère avec qui il était très lié, il a tout d’abord refusé d’y croire et avait répondu « mais non ce n’est pas vrai, c’est une blague ! » Après avoir demandé et rappeler son interlocuteur, il devait constater que ce n’était pas une plaisanterie. Néanmoins, il ne voulait pas y croire. Il persistait intérieurement à mettre en doute ce qui lui était dit. Après de longues minutes de précipitations et de recherche, il découvrait que le numéro de téléphone était répertorié sur l’annuaire au nom de la gendarmerie en question. « Aucun doute, je devais sortir de mon déni, disait-il ». Monsieur F. me racontait ensuite la peur qu’il ressentait à accepter la réalité. « J’ai appelé mon frère cadet pour lui demander de passer expressément à mon domicile. Tout le temps que j’ai attendu, je ne voulais pas y croire ! Ensuite, j’ai ressenti de la culpabilité ! j’aurai voulu partir à sa place ! je ne comprenais pas pourquoi c’était lui ! pas lui !». Cette phase de colère que pouvait vivre Monsieur F. avait pour trait significatif l’injustice de la vie disait-il en regardant fixement un tableau sur le mur de mon bureau qui représente la naïveté de Gauguin. « Ensuite mon frère est arrivé, hagard, le visage fermé, disait-il, Il a téléphoné à la gendarmerie, il devait lui aussi se révéler à la réalité. Nous avons bu un verre à sa santé, puis nous avons rigolé, en le traitant de petit con ! La tristesse est arrivée comme une chape de plomb et a laissé place au silence. J’étais engourdi, comme maintenant, ça revient.. Il nous fallait avertir nos parents qui étaient vivants à cette époque. C’est peut être cela qui nous a permis de penser à la réalité vrai. C’est ça qui nous a permis de prendre conscience de ce qui se passait. Mais, dit-il, ce qui m’a permis de vraiment voir son décès, c’est le lendemain à la morgue, lorsque je l’ai vu. J’acceptais sa disparition mais je n’acceptais pas la perte. Aujourd’hui j’ai renoncé à ce que mon frère puisse être vivant mais je n’ai pas accepté sa mort, sa disparition. » Je regardais Monsieur F. et lui disait « Oui, même après de si longues années, vous êtes toujours en souffrance, votre deuil n’est pas fait, vous n’avez pas accepté de perdre une partie de vous-même.». Margareth Little dit aussi à ce sujet « il n'y a rien qui ne vit sans que quelque chose ne meurt et rien qui ne meure sans que quelque chose ne vive" (Transfert et états limites - sous direction Jacques André et Caroline Thomson. Margareth Little - Éd. Puf 2002 . p,142 Thomson 1924)
L’histoire relatée par Monsieur F. nous montre les 5 phases du deuil qui pourront comporter des sous ensembles qui seront liés aux contenus des représentations que le sujet se fait de la perte et de la séparation. La première est le déni qui est en d’autres mots de ne pas croire à ce qui se passe. Le déni nous permet de nous protéger du choc important. Juste après intervient la phase de la colère qui peut être traduite par la culpabilité de M.F qui retournerait contre lui l’agression à la place de son frère, puis cette colère contre l’injustice de la disparition. C’est après que la tristesse prend place par la conscientisation de la disparition en rendant visite à ses parents, c’est le manque qui installe une forme d’anticipation. Mais la dernière phase d’acceptation n’est pas encore entièrement réalisée par Monsieur F., c'est-à-dire que sa souffrance est présente, son manque est toujours présent. Il y a même une certaine mélancolie du manque qui apparait. Dans toute forme de deuil la difficulté, la souffrance, sont présentes. C’est la souffrance du détachement de cette partie de soi, de ce morceau qui prend le temps de se retirer pour non pas faire disparaitre la douleur mais pour la panser en même temps qu’elle produit des béances, des sillons, des frayages. « Quand nous perdons quelqu’un nous perdons la charpente imaginaire qui nous permettait de l’aimer quand il était en vie » (J-D Nasio, l’Hystérie ou l’enfant magnifique de la psychanalyse, Ed Petite Bibliothèque Payot, p.155). Aucune acceptation ne peut se réaliser sans souffrance, ce qui est appelé le prix à payer. « J’ai compris, mon corps a compris, que je ne perdrai jamais tout, et que si je gagne, je ne gagnerai jamais sans perdre » ( J-D Nasio, l’Hystérie ou l’enfant magnifique de la psychanalyse, Ed Petite Bibliothèque Payot, p. 143)
Qu’en est-il de cette évidence consciente et de la non-acceptation de la disparition, de la perte, de la séparation ? Madame B. disait après de nombreuses séances « c’est vrai que je me rattache à mon fils, je ne le laisse pas partir, j’ai trop peur de ne plus sentir sa présence près de moi, c’est bien cela qui me rend si malheureuse mais je le serai encore plus sans lui, non je ne peux pas, je voudrais bien, mais c’est impossible ». Madame R. disait à propos de son père « Il est présent tous les jours, au quotidien, c’est un poids qui me retient à faire ce que je veux dans ma vie mais je ne peux pas m’en séparer ». A contrario Monsieur G. a dit « je veux faire mon deuil de ma séparation, car je veux vivre pleinement, je veux être aidé en ce sens ! ». Ces témoignages flagrants montrent que ces personnes vivent au quotidien avec leur attachement à leur disparu et qu’elles ne peuvent s’envisager en se détachant de ce qui est le plus cher pour eux au risque de ne plus être et que cela entrave leur vie. C’est bien l’imaginaire, le phantasme de ces personnes qui les rattache à la peur de mourir donc de l’envie de vivre , André Green dit à ce propos« On peut sans risquer de se tromper designer la peur de la mort comme une occurrence des plus générales de la condition humaine"(Green Le complexe de castration P. 145) En effet, le deuil qui reste en suspend qu’il soit la perte ou la séparation d’un être cher convoque à rester dans sa souffrance en imaginant que cette souffrance est le moins pire que ce qu’elles pourraient anticiper. Cela conduit généralement à un état de tristesse, d’anxiété, de stress, de dépression, ou de mélancolie. A ce moment là «La psychanalyse permet de tirer au clair l’inconscient dont vous êtes sujet » ( La psychanalyse (I et II) » Interview T.V J. Lacan 09 et 16 mars 1974). Quant à Monsieur G., sa décision est prise et peut être que le deuil est en marche car il veut traverser son angoisse, il veut vivre son angoisse pour accepter et vivre en dehors de la perte qu’il ressent comme un poids dont il souhaite se défaire. Il n’y a pas dans la cure de futur ni d’avenir, car l’aller vers l’avant est en fait un retour non pas au passé, mais à ce qui est le plus initial et authentique en moi. » (J-D Nasio, l’Hystérie ou l’enfant magnifique de la psychanalyse, Ed Petite Bibliothèque Payot, p.10)
Etre au courant de ses manques donc de ses besoins insatisfaits permet de considérer la relation à soi et à son environnement dans une dimension nouvelle de relation bienveillante. Le but de la psychothérapie est bien là « reconnaitre ses manques pour accepter le deuil de ses manques ». L’œil avisé extérieur d’un thérapeute peut vous aider à mieux identifier vos manques et à les accepter. «La psychanalyse permet de tirer au clair l’inconscient dont vous êtes sujet » ( La psychanalyse (I et II) » Interview T.V J. Lacan 09 et 16 mars 1974)