Fiche de lecture qui se réfère texte « Le narcissisme comme double direction » (1921) dans le livre « L’AMOUR DU NARCISSISME » aux éditions Gallimard regroupant des textes publiés de 1931 à 1933 écrits par Lou Andréas-Salomé dans Imago et l’Almanach der Psychoanalyse.
Lou Andreas Salomé aborde l’aspect de l’identification au Tout dans le narcissisme et emprunte pour cela trois directions : « les investissements d’objet, le système des valeurs, la conversion narcissique en création artistique. »
« Les objets apparaissent comme de simples occasions pour y décharger un excédent d’amour qui se rapporte à nous-mêmes et qui pour ainsi n’a pas trouver à se placer. » (P143) Lou Andreas Salomé s’interroge quant à ce trop et l’envisage à la fois comme affirmation de soi mais aussi destruction de soi. Selon Lou Andreas-Salomé avant de gouter au bien-être narcissique l’individu passerai d’abord par la satisfaction de soi, un moi affirmé en quelque sorte. Alors pour ou contre soi ? Il semblerait que le sujet fasse une surestimation sexuelle de l’objet dans le but de s’attribuer à lui-même ce qu’il ne peut s’offrir à Soi. Une forme d’identification projective s’insinue entre le sujet-Soi et le sujet-Objet qui porterait le même costume. Entre réel et réalité Lou Andreas Salomé nous dit ceci : « En termes de libido, il n’y a pas d’investissement d’objet ayant une autre réalité que symbolique ». Cela sous-entend que le bénéfice secondaire pointe le bout de son nez : « la libido d’objet ayant en fin de compte son origine dans le narcissisme qui la nourrit ».
La surestimation sexuelle entendu par Freud dans la théorie sur la sexualité, serait, nous dit L. Andreas-Salomé, un débordement affectif, un excès de libido, déchargé sur le sujet-objet et qui se nourrirait en retour par le même processus du sujet-objet vers le sujet-soi dans une relation de partage. Cela sous-entend également la question sur l’effet du non-retour ou pas du bénéfice secondaire en cas de non-partage et c’est en ce sens que le narcissisme du sujet s’enrichi ou s’affaiblit. Avant de parler de la douleur et du plaisir et déplaisir de celle-ci, elle souligne qu’un moi non virilisé (sous-entendu pour le moi masculin) aurait tendance à retourner vers un état originaire c’est-à-dire infantile en recherche d’une compensation narcissique. Ce qui est intéressant c’est le processus bidirectionnel du narcissisme : D’une part une pulsion agressive d’auto-conservation qui vise à viriliser le Moi et d’autre part une libido affaiblit qui aurait tendance à une régression à la recherche d’un bénéfice dans son état originaire. En deux mots soit narcisse avance soit il recule mais il ne stagne pas. Ce qui conduit à penser que le narcissisme est en mouvement. Néanmoins le mouvement du narcissisme dans la tendance féminine semble questionner l’auteur. S’appuyant sur Freud qui identifie la posture féminine à une tendance à la soumission par rapport à la tendance masculine, elle évoque l’idée de la douleur et du plaisir et déplaisir de celle-ci. L. Andreas-Salomé ne manque pas de faire l’éloge du narcissisme féminin qui dans sa tendance dévoile le plaisir que cela « procure en effet aussi aux zones érogènes, en permanence, leur latitude originaire ; à ces zones qui constituent – par rapport à ce qui retient, de ce qui demeure, c’est-à-dire cette tendresse qui, tout en étant très apte à spiritualiser, à affiner psychiquement les processus somatiques, lient ceux-ci à leurs habitudes infantiles : à l’érogénéité infantile du corps entier, à un contact avec la totalité du corps, contact en quelque sorte qui n’est pas encore circonscrit ponctuellement. » (P147)
Remarquons que L. Andreas-Salomé parle d’identification croisée (voir Winnicott) à la naissance de l’enfant qui oriente le narcissisme féminin vers une tendance masculine et fait remarquer la bisexualité c’est-à-dire tant d’une façon originaire qui pour elle signifie la tendresse que vers une tendance pro-créative éducative par l’activité. L’identification est à la fois vers celle de sa propre mère en tant que mère dans l’état et en même temps en tant qu’enfant à travers son propre enfant. Elle dit : « à ce moment de l’expérience féminine, elle, la femme, la génitrice, la nourrice, l’éducatrice de l’enfant, tend en même temps à se développer dans un masculin : atteignant sa part propre part d’activité, où elle est presque bisexuellement complétée, et pour cette raison ramenée au narcissisme originaire, comme cela n’est jamais possible que dans l’image de la mère qui, en se donnant elle-même, se donne à elle-même le sein. » (P147)
A travers son expérience analytique l’auteur nous fait part de ses observations sur l’envie masculine du pénis féminin qui aurait d’une part l’envie inconsciente de revenir au monde tout en devenant le géniteur et aussi l’enfant de la génitrice, c’est-à-dire la mère. Elle fait un parallèle avec la période anale et « les phantasmes de grossesse chez les névrosés masculin » (P147). L’objet devient tant le pénis que le clitoris, objet séparable du corps, dit-elle, en se référant à Freud « le lumpf » qu’on retrouve dans le « petit Hans ». Elle décrit comme une oppression cet investissement qui conduit à la différenciation sexuelle et à sa confirmation (voir Freud - 3 essais sur la théorie de la sexualité). L’enfant passera les étapes de « le posséder avant d’en être posséder ». Il apparait que l’affirmation de la différenciation sexuelles se trouvera enclin à passer des épreuves : l’investissement narcissique qui en sera élaboré dépendra de ses formes d’investissement. Ainsi, nous dit-elle et de son point de vue, « c’est le narcissisme qui devient dangereux pour l’objet de la libido » puisque nous l’avons compris l’objet devient le substitut inconscient des identifications
La sexualité dans l’amitié est sublimée. De ses observations « populaires » elle détermine trois orientations symboliques issue du narcissisme : « une amour qui n’en n’est pas encore un ou un amour qui n’en n’est plus un, ou un amour qui lutte avec son propre refoulement. » (P149). L. Andreas-Salomé aborde la sublimation comme le dit Freud « détourné de son but sexuel » elle dit : « C’est qu’à un narcissisme bien élaboré et donc – à l’extérieur de la libido génitale – développable, est accordée la liberté d’une étreinte très large pour compenser l’étroitesse génito-libidinale de toute autre embrassement du partenaire » (P150). Le narcissisme élaboré est un joli mot pour convenir de s’écarter de la jouissance auto-érotique avec son partenaire et se tourner vers l’extérieur et « c’est en re-produisant toujours lui-même - dans le cas normal et suivant une logique idéal – les constructions les plus spirituelles et le plus vastes, que notre narcissisme reprend pied dans le réel d’une façon nouvelle, lui qui est sorti du corps : l’objectivité est le but glorieux de l’homme, qui salue, comme surgi des rêves de l’enfance, tel Eros métamorphosé, le narcissisme au service de la recherche ou du progrès , de l’art ou de la culture » (P151)
L’auteur s’interroge sur le processus qui fait sortir l’objet de l’individualité de la pulsion narcissique originaire pour parvenir aux sublimations. La première supposition est que l’homme se cache à lui-même et symbolise ses identifications infantiles : Surestimation de l’objet, transformation du jugement par l’investissement libidinal, l’objet devient le tout et est symbolisé au rang de valeur. Et c’est dans la surestimation de l’objet que s’exprimera le narcissisme de l’individu, dans sa confrontation à la réalité, soit vers un optimisme exacerbé soit un vers un pessimisme. L’auteur nous dit qu’il s’agit dans le cadre de la normalité de trouver un juste milieu entre « quelque chose de maniaque et de mélancolique ». Il serait à propos de dire que l’équilibre entre narcissisme primaire (à soi, anobjectal) et narcissisme secondaire (à l’objet, objectal), une forme d’homéostasie équilibrante pour ne pas dériver dans un excès ou dans un autre. Nous comprenons alors le processus dans l’évaluation narcissique qui est faite par le sujet.
L’évaluation narcissique revient à conférer à ce processus un système de valorisation de l’objet extérieur, sublimé, dans lequel le sujet va inscrire son réel. C’est-à-dire que va surgir l’infantile « en d’autres termes : là où l’acte symbolisant accompli sur l’objet est accompagné de l’acte d’élaboration sublimante accompli sur la pulsion même ». C’est-à-dire que la sublimation équilibrée ne peut s’effectuer sans un équilibre narcissique de soi et de l’objet. Si seul l’objet est sublimé il y a déséquilibre et il risquerait un effet de régression à l’état originaire, c’est ce que Freud appel « le point de germination de la formation de l’idéal. (Voir « pour introduire le narcissisme ») » (P154). Je pense qu’Il faut entendre formation de l’idéal comme l’idéal du moi et non le moi idéal. La rencontre avec l’extérieur, la réalité, oblige le sujet à former des échelles de valeur en correspondance avec cette réalité dont dépendra son équilibre. Également, « le portrait » de soi, l’idéal du moi, comme le dit L. Andreas-Salomé, est influencé par une forme de négociation interne que le sujet doit effectuer en considérant également les éléments extérieurs qui forment l’environnement et transmis aussi par les figures éducatives, tout comme elles directement, et qui conduira à la symbolisation tant pour soi que pour l’extérieur de soi, et établir cette relation au tout, ces formes d’identification. Dans le cas contraire, en l’absence de cette rétroaction qui forme l’équilibre : « Si le moi, de plus en plus nettement distinct, se laissait dépasser par la confusion des pulsions, il serait réduit à une infantilisation forcée qui perd le monde extérieur, sans que pour autant renaisse l’état primordial de l’enfant qui n’a pas encore pris conscience de ce monde. » (P156).
Il y a notre propre considération de la valeur positive ou négative de nous-même avec l’identification du point ultime de la valeur que nous convoitons qui est faite en partie d’une valeur de soi et d’un autre non atteignable du narcissisme fantasmé de soi et « restent inséparablement unis en nous » (P156). Il y a ce paradoxe en nous entre narcissisme que je pourrais appeler « équilibré » et celui qui convoite l’idéal de soi et c’est bien la morale qui intervient en ce sens et qui fait régner sa loi, peut-être la loi paternelle.
De mon expérience d’analyste, nombre d’analysants se voient confrontés à ce dilemme, ce paradoxe, et se débattent dans leur conflit interne qui forment ce point de germination de la névrose (si je peux dire) où règne le désir inconscient et simultané de rester attacher et de se défaire de l’emprise des pulsions de ce narcissisme à double direction. D’un point de vue thérapeutique je m’interroge quant au réveil de la pulsion morbide qui pourrait recréer l’agressivité à leur propre pro-création tout en préservant l’activité passive et rassurante du sein perdu qui lui-même reste inscrit dans le psychisme. D’une expérience récente lorsque j’annonçais la fin de la séance au point d’acmé du discours de l’analysante, une scansion comme dirait Lacan, celle-ci est restée quelques secondes sur le divan dans une colère froide qu’elle a signifié à mon encontre : « je ne vous dis pas merci ». A la semaine suivante elle revenait sur ce sujet en relatant que cette expérience de colère intérieure envers son analyste lui a permis de perdre quelque chose mais de se sentir maintenant complète, entière, avec une nouvelle vision optimiste qui fait son réel et transforme sa réalité. Le travail sur le transfert est important et sa consolidation est primordiale pour arriver à cette situation thérapeutique. Pour revenir à Lou Andreas-Salomé je fais un parallèle avec ce qu’elle nous rappelle de Freud dans trois essais sur la théorie de la sexualité : « Tout ce que nous pouvons appeler sublimer repose tout simplement sur cette possibilité de pouvoir conserver, même face au plus abstrait, au plus impersonnel, quelque chose de la dernière intimité du comportement libidinal ; cela seul permet le processus où « les tendances sexuelles -en totalité ou en partie – ont été détournées de leur usage propre et appliquées à d’autres fins» » (P157)
Lou Andreas-Salomé ne peut s’empêcher de faire un rapprochement à « la valeur de Dieu au chef d’œuvre, c’est-à-dire au symbole de tous les symboles d’amour, au point que Dieu s’y personnifie » (P158) Elle met en garde contre cette croyance à forte valeur morale qui rend le sujet séparé de son narcissisme et se voit en culpabilité de ne pouvoir que se placer dans une surestimation, un surinvestissement de l’image au point de culpabiliser. Elle rappelle comme une contestation la mise en gare de Freud « trop présumer de sa capacité de sublimer, ce n’est pas préparer la perfection, mais la névrose » (P158). Si le Moi adapté à la réalité prend place par l’équilibre narcissique en faisant des compromis, il en est autrement pour ceux qui en sont écartés « exposé au mépris et abandonné en chemin ». Elle critique ce qu’elle appelle le dressage, la crainte au service de celui qui est surinvesti au point de renforcer la culpabilité qui risque de renforcer la destruction du narcissisme primordial pour conduire vers « un état pathologique » (P159). Elle insiste en signifiant que « toutes les névroses sont aussi des névroses de la culpabilité, et elles portent toujours le signe qui indique que l’homme se sent expulsé de la santé instinctivement sûre de son estime de soi-même. » (P159) Ce n’est pas pour autant que l’auteur critique ce qu’elle appelle « le phénomène de la morale ». Elle parle de friction entre morale et valeurs et activité créatrice en ce sens que la morale accomplit ce qui ne se produit jamais ailleurs et c’est en ce sens qu’elle est créatrice. La morale est inatteignable mais toujours dans le désir de l’atteindre, c’est ce qui fait l’œuvre du poète dit-elle et la pratique de l’homme.
Lou Andreas-Salomé pose rapidement le tableau. Dans l’œuvre artistique, la création part de son narcissisme. Elle s’appuie sur l’inconscient qui se dévoile au fur et à mesure en tant que souvenir non pas dans la représentation des mots, symboles, qui rappellerait le préconscient en tant que réservoir mnésique, mais dans la représentation de choses qui surgissent, et dit à ce propos « nous avons une mémoire mais nous sommes le souvenir » (P164) Le souvenir est un accomplissement poétique. La mémoire est donc plus proche que le souvenir qui lui renferme ce que la mémoire ne retient pas : « Freud a conçu l’art comme remède contre tous les poisons du refoulement ». La création artistique exprime la différenciation entre les buts conscients et inconscients du désir sans tomber sous le joug de la loi : « Il se délivre de son sens individuel et de son existence particulière dans l’acte de créer bien mieux que partout ailleurs : c’est précisément ce qui lui permet de se délivrer du refoulant, ce qui redonnent à ses mouvements une liberté comme s’ils étaient « conformes au Moi » » (P165). Dans cette opération L. Andreas-Salomé souligne la liberté de mouvement presque pulsionnelle puisque libéré de la censure du conscient. Il y a là le sens de l’universel de la création artistique ce en quoi chacun peut se retrouver à travers la poésie qu’il se laissera découvrir, celle de l’enfance. Elle décrit l’état second dans lequel l’artiste entre en fusion avec le profond de lui-même et dont il sort à un moment qu’il se donne pour s’en délivrer. Lou Andreas-Salomé nous donne à penser à l’art thérapie et finit par dire dans son éloge « l’artiste se verra souvent transformé par ce qui a précédé » (P167)
Dans l’activité artistique Lou Andreas-Salomé aborde l’approche psychotique comme le plus profond de soi : « la création artistique écosse en quelque sorte du corporel le noyau fertile qui se développe en tous sens dans l’œuvre » (P168). La rencontre de soi avec le dénudé de soi au cœur du refoulement. Cela me rappelle cette analysante, peintre de son état, qui au cours de l’une de ses séances analytiques, délivrait que quand elle entrait dans sa création, elle rencontrait ses satisfactions et par une intensité ascendante ressentait le surgissement de ses angoisses muées par ses pulsions morbides au point d’avoir besoin de sortir de son atelier pour s’en défaire un temps et peut-être reprendre contact avec sa réalité dans le besoin d’apaiser ses pulsions qui se confrontaient les unes aux autres. C’est ce que nous décrit l’auteur « en ce que leur activité artistique se fait, si j’ose dire, dans le dos du moi ».
« La nécessité d’objectivation est déjà présente dans l’identification narcissique comme le fondement de toute création. » (P172) Du passage de l’état pulsionnel à la réalité du créateur cela se présente par ses formes qui nécessairement réapparaitront, nous dit l’auteur « préserver dans l’existence, le présent, l’être, par une détermination immuable jusque dans le dernier et extrême détail, si bien que tout devient vivant pour nous dans notre re-création intérieur et dans notre plaisir. » (P173)
« La pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés. »
Alain Giraud (Ce texte n’engage que la réflexion de l’auteur du site )